
« Que faisiez-vous dans la zone interdite ? lance-t-il. Vous savez que vous ne pouvez pas approcher le barrage à moins de 2 km ? C’est dangereux pour vous ! Votre barque peut être aspirée si on ouvre les vannes. Et nous, on pourrait penser que vous voulez dynamiter le barrage. Nous allons bientôt installer des postes de tir et on ouvrira le feu sur ceux qui s’approcheront. » Le discours effraie. L’effet est voulu. L’interrogatoire n’est qu’une formalité, car Alphonse sait pourquoi ils sont là : « Ils se sont faufilés dans la zone interdite, car il y a plus de poissons ici et ils ne subissent pas la concurrence des autres pêcheurs », confie-t-il en français pour ne pas être compris. Tous parlent le fulfulde, la langue vernaculaire des ressortissants de l’Extrême-Nord du Cameroun. Ce qui n’étonne guère Alphonse. C’est le cas de la majorité des 10 000 pêcheurs qui travaillent sur la retenue de Lom Pangar.
Assurer la sécurité de tous
L’un des employés de l’Electric Development Company (EDC), société publique qui gère le barrage, note leur identité. Ils sont de Maga, à 1 000 km de là, où ils avaient déjà l’habitude de pêcher les carpes et les silures dans les eaux du barrage local. « Quand ils ont appris que nous débutions la mise en eau de Lom Pangar en septembre 2015, ils ont accouru ici, explique Alphonse. La retenue est grande et la pêche est bonne. » Avec ses 4 milliards de mètres cubes d’eau qui atteindront les 6 milliards à la fin de l’année, la retenue de Lom Pangar est douze fois plus grande que celle de Maga. L’attrait est compréhensible pour tous les débrouillards du Cameroun : petits entrepreneurs, jeunes chômeurs, orpailleurs chevronnés, vendeurs à la sauvette, tous rassemblés aux abords de ce parc naturel gigantesque dont une partie a été noyée pour l’édification de cet ouvrage dédié à l’électrification du pays.

Au bout d’un chemin en terre, couvert de lianes, le nouveau village apparaît lové dans une clairière. Les maisons se font face le long d’une large allée. « Nous avons veillé à ce que les anciens voisins se retrouvent côte à côte afin d’éviter les querelles », avance Alphonse. Une école, une mosquée, une case de santé et un bar. Ce sont les bénéfices du nouveau village que le chef Dodo Faroukou énumère : « Au départ, les gens n’étaient pas très contents de quitter leur maison. Mais quand nous avons vu que nous laissions nos nattes pour des matelas, allait-on pleurer ? Nous sommes mieux ici. Même si, parfois, la tristesse d’avoir laissé le lieu où sont les tombes de nos ancêtres remonte. »
Désormais, il y a 80 familles. Des « frères » venus des villages alentour qui veulent goûter au luxe de la brique. Puis les pêcheurs du Nord, installés en lisière du village. « Aujourd’hui ils sont plus nombreux que les autochtones, poursuit Dodo Faroukou. Ils sont plus de 8 000 dans le village d’Ouami juste au-dessus. Leur présence ne me dérange pas. Le problème, c’est qu’ils nous étouffent économiquement ».
Empêcher les ventes de poissons à la pirogue
Parmi les « pêcheurs du Nord », peu sont de vrais pêcheurs. La plupart sont des intermédiaires venus se greffer sur cette activité en pleine expansion. « Puisque pêcheurs et démarcheurs sont de la même région, ils commercent entre eux en priorité, raconte Dodo Faroukou. L’intermédiaire achète les poissons 10 000 francs CFA (15 euros) à la pirogue, puis les revend 15 000 à une connaissance qui fait de même. A la fin de la chaîne, le poisson que nous achetions 10 000 au marché coûte 20 000 ! »
Tout ce petit commerce s’établit au débarcadère d’Oumi. C’est dans une forêt désormais inondée que les pirogues s’entassent entre les cimes des moabis majestueux. Les pêcheurs déchargent des seaux de silures, de carpes et d’anguilles vivotant. Une épaisse fumée se dégage des claies où boucanent les poissons, tandis que les vendeurs crient sous leur appentis. Devant cette vision, Alphonse fulmine. Il descend à grands pas vers la rive et alpague les chefs des pêcheurs. « Quittez le lieu ! Allez là-bas, au village, vendre votre poisson ! Vous n’avez pas le droit de construire à côté de l’eau. Savez-vous que le niveau va monter ? Il ne sera stable qu’à la fin de novembre. » Un cercle se forme autour de lui.
« Nous devons assurer la sécurité de tous, poursuit-il. Je veux que d’ici la fin de l’année tous les pêcheurs aient rejoint des coopératives, sinon vous serez privés de retenue. » Avant de débuter les travaux, l’EDC a obtenu un décret d’expropriation faisant de la retenue leur propriété. Afin d’encadrer la pêche, elle a décidé de créer une dizaine de coopératives réunies dans une fédération. « Il faut veiller à ce qu’il n’y ait pas de monopole, explique Alphonse après avoir quitté l’assemblée. Les intermédiaires qui spéculent créent de la tension. Il faut créer une place de marché au village pour empêcher les ventes à la pirogue. Les coopératives vont permettre un accès équitable au poisson et assurer des prix homologués. »
Sous le gril, les silures de Moustapha ont pris une teinte charbon. Voilà trois mois que le jeune homme de 32 ans est arrivé à Oumi pour se lancer dans une nouvelle aventure. Après avoir parcouru toutes les villes du Cameroun, il a décidé de venir ici trouver du travail. Un reportage sur le barrage à la télévision l’en a convaincu. Avec un ami d’enfance, ils ont quitté le village de Yagoua, au nord, près de la frontière du Tchad, puis on mit toutes leurs économies, 350 000 francs CFA, dans la construction d’une maisonnette en bois tendre en périphérie d’Oumi. C’est le « quartier des débarqués », où les cabanes poussent comme des champignons.

Il ne sait pas encore que, d’ici à la fin de l’année, s’il ne rejoint pas une coopérative en payant une cotisation mensuelle de 2 000 francs CFA, il ne pourra plus exercer et devra abandonner son nouveau travail et sa bicoque. Il hausse les épaules : « De toute façon, je manque de capital et la concurrence devient de plus en plus dure. » Si ça ne marche pas, pas de regrets. « Je retournerai dans mon village ou changerai de ville encore une fois. » Mais il en est sûr, « il y aura toujours un poisson à vendre ».